La Lourpidon.

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La Lourpidon.

(Définition : Sorcière. Synonyme : Femme laide, vieille)

 

Elle n’en croyait pas ses orteils ! (comestibles, selon la rumeur) Elle se retrouva encerclée par une bande de misérables petits lutins à nez rouges.

— Qui donc est votre commanditaire ? Demanda-t-elle, sachant qu’ils n’agissaient jamais de leur propre chef.

— A ton avis ? Grogna le plus petit d’entre eux mais aussi le plus hargneux.

Carabistouille ! Ce ne pouvait être que sa cousine et rivale.

— Par mes doigts de pieds au praliné ! S’insurgea la Lourpidon. Et combien d’or voulez-vous donc pour renoncer à cette tâche?

— Eh bien voyez-vous, en général, on trouve l’or dans quatre états différents, tous relatifs à sa seule divisibilité, savoir en poudre, en paillettes, en grains et en filets séparés ou conglomérés…

— Oui oui. Abrégeons tout cela en poids, grinça la sorcière en fronçant son nez crochu.

Le petit lutin compta sur ses doigts. Mais ne sachant pas faire de calculs aussi complexes, il montra la bourse de pépites d’or offerte par Griba la boiteuse et exigea le double.

— Bah… je préfère encore vous changer en crapauds visqueux, soupira Gridora l’entêtée.

Aussi esquissa-t-elle un geste rapide de ses longs doigts aux ongles pointus tout en sifflant un sort entre ses dents jaunies. Elle se retrouva donc entourée de coâsseurs boutonneux.

— Petits, petits… Sautez donc dans mon bocal à formol.

La vieille tordue les chassa dans toute sa cabane délabrée jusqu’à tous les attraper. Son grand bocal plein à craquer, elle s’affala sur sa chaise miteuse qui émit un chuintement sous sa masse. Quelles sales bêtes, pensa-t-elle.

Lorsqu’elle eut reprit son souffle rauque, son regard apathique se mua en courroux.

— Chère abjecte cousine, tu ne t’en sortiras pas comme ça…

Chez Gridora, la vengeance est un plat qui se mange chaud bouillant. Bon, tiédasse à la limite, mais seulement si le plan est long à mettre en place. Elle fomenta donc, tout en remuant la soupe dans son chaudron. Soudain elle ricana cruellement.

— Je sais ! Un sort de bafouillage ! Je le lancerais au moment de son rendez-vous amoureux. N’est-ce pas une bonne idée, Sadura ?

Le chat noir qui venait d’entrer par la fenêtre lui répondit d’un miaulement plaintif.

— Tu as faim, hein ? Eh bien tu n’as qu’à chasser les souris qui grouillent dans toute la maisonnée ! Le sermonna la sorcière.

Sadura feula et hérissa les poils. Le vieux félin grisonnait par endroits. Il sauta à terre et renifla à la recherche de restes tombés de l’assiette. La Lourpidon tremblait tellement qu’elle en renversait toujours un bout quelque part. Il trouva un reste d’oreille et le mâchouilla en regardant sa Maîtresse concocter le sortilège. Il resta méfiant, prêt à bondir sous un meuble à la moindre alerte. Quand elle ne faisait pas tout exploser, elle testait parfois ses maléfices sur lui. Elle l’avait rendu rouge et vert, tondu, édenté, ailé, cornu… Il n’en pouvait plus. Tout cela n’était pas de son âge, il n’aspirait qu’à une retraite paisible au coin du feu à ronronner sous les caresses d’une gentille vieille dame. Mais la mégère bornée ne lui laissait aucun répit. Sadura se roula en boule dans un coin peinard et s’endormit après en avoir maintes fois tâté le confort.

— Voilà qui est fait, déclara diaboliquement Gridora en admirant la poudre qu’elle venait de créer à la lumière des flammes.

Elle n’avait plus qu’à attendre le bon moment. Si elle l’ensorcelait trop tôt, sa cousine trouverait de quoi annuler à temps.

Griba enfilait une robe après l’autre. Elle hésitait entre celle en plumes de corbeaux, plus classieuse et celle en peaux de dragonneaux, plus moulante. S’agissant du premier rancard elle préféra opter pour la première. Elle gardait la seconde pour une rencontre plus concluante. Elle se maquilla tout en ébène et cendré, afin de ne pas jurer avec le teint de son bien aimé croque-mort. Lorsque celui-ci toqua à la porte, elle eut comme un hoquet. Elle se dépêcha de finir sa coiffure et lui ouvrit. Fiacre s’inclina bien bas en ôtant son chapeau. Il portait un costume queue de pie délavé et des chaussures en pointe.

— Gralgoush frihestig ! Salua la sorcière.

L’homme se redressa de toute sa hauteur, le visage creux surpris. Ses yeux s’exorbitaient déjà au naturel, mais à ce moment on eut cru qu’ils pourraient tomber.

            — Pardon ?

— Uch… Vi lobach dral gralgoush.

— Mais, ma douce… Je n’entends goutte à ce que vous baragouinez, fit Fiacre d’un air pincé.

Griba s’emporta, faisant de grands gestes rageurs.

— Guh, fryn si xok arhm da wuthr ! Grognait-elle.

Le croque-mort s’indigna.

— Je vous prierais de m’adresser la parole sur un ton plus approprié.

— Muol…

— Fi ! Ce rendez-vous est terminé. Je m’en vais de ce pas.

Humiliée, l’éclopée le regarda s’éloigner, impuissante. Elle ne dut pas réfléchir bien longtemps pour comprendre que ceci venait tout droit de sa cousine. Ses représailles seraient terribles, se jura-t-elle. Elle commença par défaire le vilain tour qui lui liait la langue, puis conçu le châtiment le plus abominable qu’elle puisse imaginer. La sorcière bancale savait de source sûre que Gridora devait parler à un grand mage afin de lui demander conseil. Voilà qui serait parfait. Elle prépara alors une formule de contrario.

— Je la réciterais au moment voulu, pour qu’elle ne puisse le contrer avant qu’il ne soit trop tard, expliqua-t-elle à sa chouette Blaumeldo.

Celle-ci hulula mais son chant se brisa et elle toussa. Le vieil oiseau ouvrait à peine ses yeux cernés en ce début de soirée. Elle perdit quelques plumes grisâtres en s’éveillant.

— Mal dormi ? Bien, ça t’apprendra à brailler toute la nuit, râla Griba, postillonnant.

Le strix battit des ailes, grincheuse. Il n’y avait que les hurluberlus comme sa Patronne pour se promener au soleil. Elle s’envola bien vite à la poursuite d’une souris, préférant ne pas rester trop près de la hutte en cas d’accident magique. Elle ne comptait plus le nombre de fois ou son ramage fut ravagé par des déflagrations intempestives. Quant à l’envoûteuse du dimanche, qu’elle se débrouille. Cette dernière envoya une lettre d’excuse à son fiancé, notifiant l’intervention de sa vile parente, puis se coucha satisfaite.

La Lourpidon s’étira lentement à l’aube. Un rictus animait son faciès ridé. Sa cousine devait pleurer sur son amour perdu depuis la veille. Rien de tel pour vous égayer la journée. Elle se redressa d’un bond, manquant de peu de tomber de tout son long, puis enfila sa toge. Aujourd’hui l’attendait le mage Asmostel dans sa demeure au fond du bois. Elle prit son balai et grimpa tant bien que mal, tentant surtout de ne pas se casser un os. Son dos séculaire se bloqua en une position incommodante mais un petit tour régla cela très vite.

— Vole ! Ordonna Gridora.

L’engin rouspéta mais décolla. Il l’emmena à bon port sans se presser. Tout au bout de la forêt sombre, elle aperçut enfin le manoir du nécromancien. Celui-ci poireautait en tapant du pied. Il fronça les sourcils lorsqu’elle débarqua, la bouche en cœur, réprimant un hoquet.

— En retard ! Vociféra-t-il.

— Disgrâce. La pelle reculait rapidement, lâcha la rombière.

— Qu’est-ce que vous dites ? Articula l’autre, perturbé.

— Il taisait : la pioche avait l’énergie.

— Tout ceci n’a aucun sens, soyez sérieuse !

— Mon neveu est tombé un don, jolie fée ! Enragea la butée.

— Ah non mais je n’aime pas que l’on se paye ma tête de la sorte, protesta Asmostel en levant le poing. Décampez, et que je ne vous revois plus.

La sorcière eut beau maugréer, rien n’y fit. Elle ne prononçait que l’inverse de ce qu’elle souhaitait. Griba lui paierait cet affront, foi d’elle.

Incapable de commander son balai intelligiblement, elle dut rentrer chez elle à pied. Elle fouilla sa masure pour y dénicher son grimoire puis l’éplucha jusqu’à déceler la formule annihilant le Contrario. Ceci fait, elle décida d’approfondir sa lecture. Il devait bien y avoir là-dedans quelque chose de valable qui anéantirait Griba. Elle trouva le rituel des pustules virulentes très approprié. Déjà hideuse de nature, sa cousine n’oserait plus jamais se montrer en public. Pour davantage la ridiculiser, mieux valait-il l’épier. Ainsi elle lancerait le sort au moment le plus propice. La Lourpidon s’en frotta les mains calleuses.

— Tu as vu ça minet ? Voulu-t-elle se vanter.

Mais la maison demeura silencieuse. Elle examina la pièce unique qui composait son habitat. Rien. Pas un chat.

— Où est-il encore passé celui-là ? Marmonna-t-elle dans sa barbe.

Sadura se léchait allègrement le pelage dans le potager. Là, au milieu des potirons et autres courges, il se sentait bien tranquille. Il l’ouï sans peine, mais l’ignora avec plaisir. Il faisait sa toilette dans le but de séduire la jolie chatte à poils longs de l’aubergiste. Elle n’était plus toute jeune, elle non plus, mais elle gardait son brillant. Lisse et luisant, il s’en alla d’un pas assuré.

Gridora se déguisa en mendiante, déchirant en guenilles de vieux vêtements sales. Elle ébouriffa un peu plus sa tignasse emmêlée et la frotta dans la terre. Elle termina en se maculant de boue. Fin prête pour sa mascarade, elle troua le chapeau qui servirait à recueillir les pièces des passants. Si déjà elle faisait l’aumône, autant en profiter pour se procurer également de la menue monnaie. Avec assez d’or, peut-être le mage accepterait-il de lui donner une deuxième chance. Elle sortit tôt afin de ne pas se faire repérer puis s’assit au milieu de la rue, agitant son couvre-chef. Elle vit beaucoup de villageois, tous plus hâtifs les uns que les autres. Elle remarqua sa cousine à sa démarche traînante. De l’autre côté de la rue, Fiacre pointait son nez aquilin. La Lourpidon en profita pour entamer son rituel discrètement. Quelques cailloux en cercle firent l’affaire, accompagnés d’une mèche provenant de la cible visée. D’énormes bubons bourgeonnèrent sur la face ignoble de la boiteuse. Lorsqu’il la vit, Le croque-mort pâlit, lui qui possédait déjà un teint blafard. Un cri d’effroi émana de ses entrailles et il prit ses jambes à son cou. Griba toucha sa tête, éclatant ses boutons plein de pus jaunâtre. Sa cousine masqua ses yeux, incapable de soutenir le regard. Cependant sa réussite la fit glousser.

Griba la branlante clopina se réfugier sous son toit. Encore elle ! Elle pesta mille morts. Cette fois, elle ne la louperait pas.

— Tu verras, l’Obtuse… Je n’abandonnerais jamais ! Beugla-t-elle.

Sa gorge enrouée ne supporta guère sa rage et la fit tousser abondamment. La quinte calmée, elle fouina dans le volume trois de son encyclopédie occulte. Débarrassée des furoncles, elle prépara de quoi châtier sa cousine. Elle confectionna une poupée vaudou la représentant. Elle n’eut aucune difficulté à dénicher un cheveu blanc sur le chat noir. Sadura déguerpit la queue entre les jambes dès qu’elle le posa, faisant sursauter la chouette. Elle termina le pantin en faisant un nœud autour de son cou avec le bout de toison. Un rire machiavélique émergea de son gosier. Elle la tenait. Elle saisit une longue aiguille et piqua l’arrière train de la marionnette, imaginant la douleur postérieure de son ennemie.

— J’ai le pressentiment qu’elle se dandine grotesquement, ne trouves-tu pas cela hilarant Blaumeldo ?

Mais le strigidé nocturne ronflait allègrement sur une branche dans le verger. Cachée dans un pommier aux fruits pourrissant, elle savait qu’elle ne serait pas dérangée dans son sommeil. Ce soir elle chanterait pour le sage hibou de la sapinière, elle devait être belle et en pleine forme. Elle rêva d’une retraite au bord d’un lac et d’une parade de rongeurs montrant leur bonne chair à dévorer.

Gridora reprenait son souffle, se laissant choir sur sa couchette. Elle avait été pincée, piquée, poussée, griffée, mordue, giflée… Sa crinière s’arracha même toute seule. Heureusement dans un petit instant de répit elle trouva de quoi brûler à distance juste le cheveu entourant la poupée à son effigie. Elle avait pensé à ne pas incendier le tout, ainsi elle ne se carbonisa pas. Ni une ni deux, elle empoigna son manuel ésotérique et y tourna ardemment les pages.

— Ah, voilà ! L’envoûtement du Mollos ! Avec ça, tu seras plus flasque qu’un poulpe trépassé.

Pendant qu’elle parlait toute seule, Sadura en profita pour se faufiler adroitement entre ses jambes. Il réunissait ses jouets favoris dans un coin.

Dans sa chaumière Griba se transforma purement et simplement en invertébrée. Son corps ramolli dégringola et s’étala dans la poussière. Elle dut ramper des heures avant de parvenir à utiliser un charme d’effacement. En revanche, il ne lui fallut que quelques secondes ensuite pour riposter avec un terrible mélafice improvisé, hybridant maléfice de rétrécissement et maléfice de pieds-collé. (Le mélafice est un sort dangereux, en mélangeant les maléfices, on peut faire de gros dégâts. – ne faites pas ça chez vous.) La chouette la scruta longuement en train de se débattre, tout en se faisant un stock de graines suffisant, puis disparut avant qu’elle ne se remette debout.

S’étant dépêtrée astucieusement, l’Opiniâtre envoya pire encore à sa cousine infirme. La guerre fit rage, mais qu’importe. L’essentiel ne se situait pas là.

Sadura, suivi d’une jolie félidée à fourrure longue et touffue, défit ses bagages dans la maison près du lac. L’Aubergiste dans toute sa bonté acceptait de le loger. Le couple y croisa un autre, d’oiseaux de nuit. Blaumeldo hulula de plaisir devant son hiboux philosophe aux grands airs. Ne restait plus qu’à engloutir quelques mulots ragoutants. Ils coulèrent tous les quatre de vieux jours heureux, oubliant leurs soucis précédents. Et ne surent jamais comment se termina la discorde des sorcières, si elle eut une fin.

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Francisco Goya : Deux vieillard mangeant de la soupe (en espagnol : Dos viejos comiendo sopa)

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